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Pour un portrait de Regnard

 

« Regnard était né voyageur. Il ne pensa à écrire des comedies qu'après avoir assisté du nord au midi, à la comédie humaine, qui est partout la même comédie, sur la neige comme sur le sable brûlé.(...) C'était encore le beau temps pour les voyageurs; on rencontrait alors en chemin des brigands et des pirates.

« Aussi Regnard fut pris par les corsaires et devint esclave à Alger. Mais ce fut la femme du corsaire qui fut l'esclave de Regnard. A son retour en France, il se promit de ne plus faire que le tour de lui-même. Il rencontra Dufresny, un poête , qui prenait la poésie pour sa vie; ils s'associèrent pour écrire des comédies et courir les aventures; on ne pouvait pas vivre plus gaiement : aussi Regnard mourut de chagrin comme Molière.

                   

Gillot les2carosses.jpg

 image: claude Gillot 1673-1722 : les deux carrosses

Le théâtre de foire et la Commedia dell'arte furent l'un des thèmes favoris de Gillot. Inspirée d'un fait divers, cette scène humoristique fut ajoutée à la pièce de Regnard et Dufresny, La foire Saint-Germain, créée en 1695. Scaramouche et Arlequin, déguisés, s'apostrophent avec une véhémence caricaturale.  (lire la suite, scène des carrosses, page 2 )

« Regnard a commencé dans la légende française, la série des don Juan (j'entends les don Juan byroniens) . Il a eu en Algérie ses Haïdé et ses Dudù. Cent ans avant Byron il a vécu la vie de Byron.
(...) Regnard aimait trop ses aventures pour se soucier beaucoup de ses rimes. Chez lui l'homme est plus beau que le poëte. Ses comédies s'effacent devant le roman de sa jeunesse. C'est qu'après les Dulcinées rencontrées aux deux hémisphères, Regnard retomba aux héroïnes du pharaon; c'est qu'après avoir vidé des coupes de schiraz, il se trouva réduit à fêter l'argenteuil et le suresnes . Il avait trop vécu en enfant prodigue pour laisser un belle succession dans son oeuvre. Mais pourtant, à sa mort, la Muse de la Comédie qu'il avait consolée à la mort de Molière se voila le front tout un soir. * 
»



* extrait de : Arsène Houssaye :Histoire du 41e Fauteuil,Paris Hachette,1856 pp151-152

 

Scène des carrosses

Cette Scène des Carrosses figure dans le tome VI du théâtre de Regnard *, ajoutée (lors de la représentation) à la comédie La foire saint Germain  " il est incertain que Regnard en soit l'auteur " indique l'éditeur, mais cette scène semblant  prolonger l'esprit de la comédie, une demande des lecteurs en justifierait la publication.

* Brière, éditeur, Paris M DCCC XXVI

" Une anecdote du temps y a donné lieu. Deux femmes, chacune dans son carrosse, s'étant rencontrées dans une rue étroite, ne voulurent reculer ni l'une ni l'autre, et la rue fut ainsi embarrassée jusqu'à l'arrivée du commissaire, qui, pour les mettre d'accord, les fît reculer toutes les deux en même temps. Tel est le sujet de cette scène, qui est plaisamment dialoguée."

SCÈNE DES CARROSSES.

ARLEQUIN et MEZZETIN, en femmes, chacune dans
une petite vinaigrette * ; UN COMMISSAIRE qui survient.

Brouette ou vinaigretteaimage, la vinaigrette (véhicule) 

PREMIER H O M M E qui traîne une vinaigrette.
Reculez ,vivant.
SECOND H O M M E qui traîne une vinaigrette.
Recule, toi-même, lie!
PREMIER HOMME.
Holà! l'ami, hors du passage.
SECOND HOMME.
Hors du passage , toi-même.
MEZZETIN, à l'Homme qui le traîne.
Qu'est-ce donc, cocher? Est-ce que vos chevaux
sont fourbus?
ARLEQUIN, à l'Homme qui le traîne.
Fouettez donc, maraud, fouettez donc. Avez-vous
oublié mes allures ?
PREMIER HOMME.
Madame , il y a un carrosse qui empêche de passer.
ARLEQUIN.
Un carrosse? Eh ! marchez-lui sur le ventre, mon ami.
MEZZETIN, la tête à la portière.
Quelle est donc l'impertinente qui arrête mon équipage dans sa course ?.
ARLEQUIN, la tête hors la portière.
C'est moi, madame : je vous trouve bien ridicule de borner avec votre fiacre les rues où je dois passer !
MEZZETIN.
Fiacre vous-même! Notre famille n'a jamais été sans carrosse ni sans chevaux.
ARLEQUIN.
Ni sans bourriques, madame.
MEZZETIN.
Savez-vous bien qui je suis, ma petite mie?
ARLEQUIN.
Me connoissez-vous bien , ma petite mignonne ?
MEZZETIN.
Apprenez, si vous ne le savez, que je suis la première cousine du premier clerc du premier huissier à verge au Châtelet de Paris.
ARLEQUIN.
Et moi, je suis la femme du premier marguillier du premier œuvre de la Villette.
MEZZETIN.
Quand vous seriez le diable , vous reculerez.
ARLEQUIN. 
Que je recule? Reculez vous-même; on n'a jamais
reculé dans notre famille.
MEZZETIN.
Oh bien, madame, je vous déclare que je ne recule point, et que je reste ici jusqu'à soleil couchant
ARLEQU IN.
Et moi j'y demeure jusqu'à lune levante.
MEZZETIN.
Je n'ai rien à faire; pourvu que j'arrive aux Tuileries entre chien et loup.
ARLEQUIN.
Ni moi non plus pourvu que je sois demain au lever de monsieur le marquis de la Virgouleuse.
MEZZETTIN.
Petit laquais, allez me chercher à dîner à la gargote, et faites apporter du foin pour mes chevaux.
ARLEQUIN.
Pour moi, je n'ai que faire d'envoyer rien chercher, je porte toujours sur moi tout ce qu'il me faut , et je ne marche jamais sans des vivres pour trois jours. Qu'on me donne ma cuisine.

( Un laquais lui aide à prendre une petite cuisine de fer-blanc, qui est faite comme un garde-manger, d'où Arlequin tire des assiettes, une salade, un poulet, des burettes pleines d'huile et de vÎnaigre , des fourchettes , des couteaux , des serviettes et autres ustensiles propres à garnir une table. Il pose tout cela sur le devant de la vinaigrette, et mange; et de temps en temps boit en saluant tantôt la dame sa voisine, et tantôt le parterre. Après plusieurs lazzis de cette nature, arrive le Commissaire.)


LE COMMISSAIRE.
Quelle cohue est-ce donc, mesdames? Voilà un embarras terrible! Un enterrement, un troupeau de bœufs, et deux charrettes de foin qui ne sauroient passer. Otez-vous de là, et au plus vite.
.MEZZETIN, au Commissaire.
Oh bien, monsieur, je sécherai plutôt sur pied que d'en branler.
ARLEQUIN.
Pour moi, je n'en démarrerai pas, dussé-je arrêter la circulation de Paris. A votre santé, monsieur le Commissaire. (il boit.)
MEZZETIN.
Je souffrirai bien, vraiment, qu'une sous-roturière insulte ma calèche en pleine rue !
ARLEQUIN.
Nous verrons si une arrière-bourgeoise me mangera la laine sur le dos !
LE COMMISSAIRE.
Il faut pourtant quelque accommodement à cela.
ARLEQUIN.
Qu'est-ce à dire, monsieur le praticien? Est-ce que vous me prenez pour une femme d'accommodement?
LE COMMISSAIRE.
Hé, madame! entrez mieux dans ce que je dis. Je dis qu'il faut vider ce différend , et sortir d'affaire.
ARLEQUIN.
Vider ! mais voyez un peu quelle insolence ! Oh ! apprenez, monsieur le Commissaire, que je ne vide rien , moi ; allez chercher vos videuses d'affaires ailleurs. 
LE COMMISSAIRE.
Il faut pourtant que vous reculiez.

(Il se met entre les deux vinaigrettes , et les fait reculer toutes les deux en même temps )
MEZZETTIN.
Que je recule? Morbleu ! cela ne sera pas vrai.
(Il saute sur le Commissaire.)
ARLEQUIN.
Que je recule ? Parbleu ! vous en aurez menti.

(Il saute sur le Commissaire qui s'esquive. Les deux femmes se prennent au collet , se décoiffent et s'en vont ; ce qui finit la scène.)
 

 

 

Date de dernière mise à jour : 12/05/2022